Un cowboy sur le dos

    je bois mon premier thé à l'orange dans mon nouvel appartement, les radiateurs sur la position 8

    j'écoute Pascals, mélange des folklores tzigane et japonais, je dis écoute ça, Joe, c'est la musique du bonheur

    je regarde toutes mes affaires, 5 Express sur le carrelage blanc, mais ça ne ressemble pas encore à chez moi

    sans doute besoin comme le chat que les murs s'imprègnent de mon odeur

    Joe le chat qui ne quitte plus mes genoux, sa gamelle intacte dans le couloir

    ce matin je vais commander un frigo encastrable pour devenir enfin une vraie occidentale de compétition et acheter du Danone

    J'appelle mon petit gang, Céline, Aurélie et Emma, pour aller boire un verre. Besoin de me changer les idées, je ferai le ménage demain. Rendez-vous à la Casa Del Sol dans une demi-heure, ça marche ? Je me mets en route tout de suite. Ouais, à tout à l'heure, ciao.

    Rue de Condé, rue d'Artois, rue de Valmy - tiens, je vais passer devant mon ancien appartement. Fenêtres fermées. J'entends à 50 m la porte de la résidence se claquer, peut-être Ava ? Ce serait vraiment pas de bol. Ou les concierges (ont jamais pu me saquer). Ou bien

    Le cow-boy. Glissant un billet de 20 euros dans la poche de son jean.

    - Salut, il me dit en passant, et il hausse les épaules.

    Ah d'accord.

    Putain, j'aurais jamais cru que j'avais passé 3 ans 1/2 avec une psychopathe.

    - Non mais ca se fait, franchement, de dépêcher des cow-boys à son ex ? je gueule dans l'interphone.

    - T'es pas bien ou quoi ?

    - Je viens de le voir sortir, $#µ!!!cÿ!!, me prends pas pour une débile.

    - Dégage de mon interphone tout de suite, Fanny, ou j'appelle les flics pour harcèlement.

    - Les flics, hein ? Ben c'est beau, tiens, comme mentalité, tu me déçois beaucoup. Tordue et sécuritaire, la fille, quand même. Et mon eau chaude, tu la remets quand ?

    - Quelle eau chaude ?

    - Eh, réfléchis 2 petites secondes :  si ton cow-boy savait que je n'ai pas l'eau chaude, à l'évidence ça veut dire que

    - Ah non, ça c'est pas moi.

    - Tu viens de te vendre, je jubile.

    - Non mais t'as vraiment pas l'eau chaude?

    - Change pas de sujet, tu veux ?

    - Ben ça commence bien... Tu veux prendre une douche ici ?

    - Hm, ca serait pas de refus, je commence à coller un peu, là. Mais le truc, c'est que j'ai rendez-vous avec les filles à la Casa Del Sol dans 1/4h. Hmpf.               Ben, tu veux venir ?

    - À la Casa Del Sol ?          Attends, je prends mon sac.

  Non mais franchement, est-ce à moi, droits d'auteur moustiques et RMI typique jeune auteur prometteur, de culpabiliser pour un croissant au beurre et un pain au chocolat pendant que mes Roumains de fanfare entament Viva España avec des gants en laine pelucheux ? Cet appartement m'a déjà coûté 1/3 de mon Livret d'Epargne Populaire, soit 1/4 de ma bourse d'encouragement du CNL (Centre National du Livre, pour ceux à qui il n'aurait jamais fait virement), et toute cette vaisselle encore à acheter : pas le moment pour la charité.

    Ustensiles de cuisine ; réveil ; pousse-mousse ; allumettes de cuisine ; je ne serai jamais Kerouac.

    De toute façon j'ai un chat. Un chat, ça ne s'emmène pas partout comme un chien. Il serait vite en rupture de vessie pour délimiter un territoire de type Kerouac. De quoi il se mêle, franchement, ce cow-boy de merde ? Tout le monde peut pas vivre dans un carton, trou du cul. Clochard céleste, ok, mais alors sans chat. Or j'en ai un. Qui est déjà perturbé par un déménagement, alors la route, je préfère même pas y penser.

    - Joe, putain, descends de cet évier. Je sais très bien que ce déménagement te perturbe, je viens même de l'écrire et tout, mais merde, moi aussi je suis perturbée, je suis toujours perturbée : est-ce que je pisse sur la vaisselle pour autant ?

Je devrais peut-être essayer, apparemment ça rassure efficacement.

    - Putain, de la vaisselle toute neuve du marché de Wazemmes et tout, t'abuses, Joe.

    Quelque chose me dit qu'un beatnik ne s'arrêterait pas à ça. Est-ce à dire qu'il boufferait dans des assiettes ayant bravé la pisse de chat ? Je jette au moins celle du dessus. Je laisserai les autres tremper dans l'eau bouillante toute la nuit. Le chili con carne des cow-boys dans la nuit du désert, sans chat ni Mir vinaigre de pomme.

Mes Roumains sont là, rue Gambetta, à deux pas de la boulangerie où je commande

- Un pain au chocolat et un croissant au beurre, s'il vous plaît,

    ils sont plus nombreux qu'hier après-midi sur la place du Général de Gaulle : 2 trompettes + 2 accordéons + 1 saxophone + 1 tambourin. L'un des accordéons cache aux 2/3 un gamin de je dirais 8 ans, 8 ans 1/2.

    Aujourd'hui je ne donne pas de pièce à mes Roumains. Je vais prendre un thé dans un bistrot avec mes viennoiseries.

    Le Relax ? Les Tilleuls ? L'Oxford Café ? Le cow-boy.

    - Babylone, il me dit.

    Sans doute un cow-boy rasta.

    - Ouais, burn Babylon burn, je grogne en passant mon chemin (décidé de le boycoter).

    - Babylone! il s'interpose. Babylone! Tu vois ce petit? il désigne le gamin à l'accordéon. À son âge, tu ne maîtrisais pas l'écriture comme lui son instrument, mais lui jouera toujours des chansons de camping dans la rue, et toi tu es publiée en littérature générale et tu vis dans un F2 qui ne tardera carrément pas à avoir l'eau chaude.

    - Mais qui vous êtes, au juste ? je panique.

    Je regarde autour de moi pour m'assurer qu'il s'agit bien du réel avec des poireaux dans des sacs plastique : c'est le cas.

    - Ne regrette rien, petit gars, le cow-boy se tourne vers le gamin, si tu étais né en France tu vivrais dans un HLM au bord du périphérique avec des tas de copains cafards, tes parents achèteraient un lecteur de DVD à crédit avec tes allocs, ce qui te permettrait de regarder Pearl Harbor tous les soirs après l'école, où tu passerais pour un cas social de plus, matricule machin. Personne n'imaginerait qu'il puisse sortir des mélodies de tes doigts et de ton âme mais tu aurais la cantine gratuite et l'intendante dirait à ses secrétaires que tu sens mauvais. Mais elle, il me regarde à nouveau, avec son vieux cul bordé de nouilles,

    - Eh, lâchez un peu mon cul, il vous est pas dédié, ok ?

    - Babylone !

    - Non mais quel con (quand ça m'échappe, je me cache le visage dans les mains). Je veux dire, qu'est-ce que vous me voulez, au juste ?

    - Je vois très clair en toi.

    - Ah ouais? Alors raconte-moi, allez, je t'écoute.

    (Tiens, je le tutoie).

    - À quoi bon recommencer ta vie si tu emportes tout avec toi ? Les gens comme toi, on les envoie au Chili, et on les retrouve 15 jours plus tard suffoqués dans l'Ikea.

    - Qu'est-ce que tu sais de moi pour t'acharner comme ça ? J'ai même pas un meuble Ikea chez moi, d'abord-enfin, y a bien les appliques murales dans l'escalier, mais c'est le proprio qui les a choisies. Mes meubles, ces quasiment des trucs de camping, tu sais ça ?

    - ...

    - Eh,

    - Tu peux toujours t'élever contre les, t'élever...
Tu peux toujours... Et merde.

    Là dessus, le cow-boy se barre.

    Le marché de Wazemmes est une institution lilloise, voire régionale. Il se déploie entre la rue Gambetta, une rue pleine de petits commerces ignorant presque tout des franchises qui encombrent le centre-ville et des marques qui gonflent les magazines (même si on y compte plus de banques au m² qu'à Paris, capitale de la mode), et la rue Jules Guesde, où se côtoient supérettes asiatiques, marchés couverts arabes et quincailleries où l'on trouve aussi tout pour le tricot et des collants couleur chair. À Wazemmes, les chinois vendent des nems et les arabes de la menthe et des faux adidas. Les terrasses sont bondées en toutes saison de gauchistes, d'homosexuels, de jeunes branchés, de soixante-huitards persistants et de toxicomanes somnolents. Les fleuristes et les poissonniers ont le même timbre déchirant, les bouquinistes et les brocanteurs se partagent une de première bourre, les merceries et les étals de raï côtoient les direct to DVD et les rallonges à prix cassés. Les enfants mangent de la paella en barquette sur les genoux de leurs parents motards.

  Moi aussi je vais me décapsuler une bière, tiens
    je bois ma deuxième bière dans mon nouvel appartement sans eau chaude, assise sur mon cul de 28 ans
    j'écoute Porque te vas en boucle très fort dans mon radio-K7-laser doté d'un câble, comme la petite fille incomprise de Cria Cuervos sauf qu'elle c'est sur un tourne-disque, et je trinque aux cow-boys de Lille
    une fois tout bien rangé, on n'imaginerait pas qu'il y ait là matière à remplir 5 Express de toute façon
    je suis juste une Occidentale, et pas la moins consciente, alors que ce cow-boy s'en prenne plutôt à des gens qui ont un intérieur Bang et Olufsen, je sais pas

J'espère que quand j'ouvrirai les yeux,
demain matin, un cow-boy ne se tiendra
pas debout au pied de mon lit,
un sourire sous ses yeux décousus.

    Lundi j'appelle l'agence. En attendant (j'ai soudain ce besoin compulsif de téléphone) j'appelle la police. Kerouac n'aurait jamais fait ça, je sais, c'est bon.

- Un cowboy, vous dites?

    C'est ça, ricane, dindon.

    - Je ne sais pas, en tout cas il était habillé comme un cow-boy, pa

s de doute là-dessus, et si vous faisiez votre boulot correctement il devrait être fiché quelque part dans vos archives pasque tout de même, s'habiller en cow-boy à Lille, c'est louche quelque part.

    - Et ce... cow-boy vous aurait coupé l'eau chaude, c'est bien ce que vous me dites ?

    - 10/10 aux deux oreilles, mon gars, je m'énerve un peu. Ou alors c'est un cow-boy extralucide, mais ça commence à faire beaucoup pour un seul lillois. Moi, je pense qu'il y a un cow-boy qui m'en veut, allez savoir pourquoi.

    - Mais en l'absence de preuves contre ce cow-boy non fiché, je crains qu'on ne puisse rien faire pour vous, Mademoiselle.

    J'entends rire tout le commissariat derrière la voix satisfaite du flic. S'ils n'ont rien de plus urgent à faire, tant mieux pour la société. Doit être la trêve des crapules, un truc dans ce genre. Le moment dans l'année où la police peut se poser tranquille avec des Kro et m'écouter beugler dans le haut-parleur France Telecom.

Je rate mon code de carte bleue 2 fois. Pas de stetson aux caisses, ni en tête de gondole. Peut-être que je parle toute seule dans la rue ; je ne crois pas, mais après tout les Chiarello ne sont pas une race schizophrénie-proof. Je réussis mon code de carte bleue. La caissière s'esclaffe

- C'est samedi soir, hein ?

- Oui, c'est ça, je confirme après un temps de réflexion (je me repère à mon déménagement: c'était ce matin, samedi).

Chier ! je hurle grelottante, accroupie dans la baignoire sur mes pieds bleuis par l'eau désespérément glacée.

Quand le cow-boy pénètre dans mon champ visuel côté cour, la brosse noire à poils bleus et blancs me tombe des mains, son de plastique heurtant le carrelage au loin tandis que Céline Dion la met en veilleuse et que les clients flous s'absorbent dans la contemplation muette des étiquettes de couleur. Ce cow-boy est très sale, il sent le vin en bouteille de plastique et sa barbe n'est que dreadlocks. Sel yeux innl cou­sus pendouillent un peu mais savent exactement où 80 planter pour couper le souffle.

- La vie, il commence

Je savais très bien qu'il commencerait par là, parce que j'ai vu plusieurs fois The Big Lebovski et Mulholland Drive.

- La vie est un rodéo, il dit. Ne sois pas trop arrogante, parce que l'eau chaude n'est pas la seule chose qu'il le manque pour que ton cheval file droit.

L'eau chaude?

- Tu peux défier Dieu avec des kilomètres de listes, lu n'en es pas moins à l'aube de la trentaine. C'est à ton cul qu'on voit ton âge, petite, n'oublie jamais ça.

J'avais oublié l'odeur des courses à Moulins, le choix réduit au pouvoir d'achat du cru. Au Match du centre-ville on trouve des petits plats végétariens, des produits bio de pointe, mais pas à Moulins. Boîtes de thon Premier Prix. Beaucoup de premiers prix, pas des masses de seconds. Voyons,

• dentifrice

• détergent toutes surfaces

• balai

• lingettes nettoyantes toutes surfaces

• désodorisant toilettes

• sel

• sucre en morceaux

Le fonds d'une bonne petite arche à l'occidentale, quoi. En tout cas pas des trucs qui partiront aux chiottes dans les trois jours, cool ; pour l'occasion, je me choisis carrément une nouvelle brosse à dents. Avec une tête qui s'incline, s'il vous plaît, brosse souple et si possible